Audition commune par le groupe d'études de l'Assemblée nationale et le groupe d'information du Sénat de M. Takna Jigmé Sangpo
Mardi 25 mars 2003
MM.
Lionnel Luca et Louis de Broissia, Présidents des groupes
de l'Assemblée Nationale et du Sénat :
C'est avec plaisir que nous accueillons Monsieur Takna Jigmé Sangpo,
accompagné d'une délégation présidée par
Monsieur Tashi Phuntsok, Représentant officiel de Sa Sainteté le
Dalaï Lama. Nous sommes émus de recevoir un homme qui a subi tant
d'épreuves, à l'image de ce que subit le peuple tibétain,
et qui a témoigné d'une résistance pacifique aussi longue
au nom d'une idée simple : la liberté. Evoquant la visite de
Päldèn Gyatso, il y a deux ans, nous souhaitons par cette nouvelle
audition faire savoir au peuple tibétain combien son combat pacifique
retient l'attention dans les deux chambres du Parlement français.
Monsieur Takna :
Au Tibet, les libertés sont absentes, les droits de l'homme sont
bafoués. Pendant 37 ans, j'ai été emprisonné,
torturé, humilié, privé de droits. Mon corps est un
témoignage de tout ce qu'il y a de souffrances, de tortures. Tout a
commencé en 1964 : le Tibet, depuis longtemps envahi, subit alors des
atrocités, des destructions culturelles et humaines massives. L'ex
Panchen Lama avait rédigé un réquisitoire contre la Chine,
les « 70 000 caractères » ; celui-ci a
donné lieu à des réunions obligatoires de discussion. Je
n'ai pas voulu suivre la version officielle, j'ai dit que je respectais le
Panchen Lama et que ce qu'il disait n'était pas erroné. Au cours
d'une session d'autocritique, je fus interrogé, battu, afin de me faire
avouer que le Panchen Lama avait tort. Tout était fait pour que le Tibet
devienne chinois. Au contraire, j'ai dénoncé toute cette mise en
scène comme illégale, inhumaine, inimaginable.... Surnommé
le « petit Panchen Lama », je fus arrêté et
condamné à trois ans de prison.
A cette époque, les assistants du Panchen Lama étaient
divisés en trois catégories :
- les résistants les plus virulents étaient enfermés
dans la prison de Sangyip, dans des cellules totalement obscures ;
- d'autres résistants étaient condamnés aux travaux
forcés ;
- les derniers étaient laissés libres mais obligés de
porter le chapeau noir des gens jugés dangereux.
Après trois années de travaux forcés, j'ai
été relâché et forcé de porter le chapeau
noir, devenant pendant deux ans « prisonnier dans la
société ». Puis, j'ai été accusé
d'inciter des proches à passer des documents en Inde et
emprisonné dix ans de 1970 à 1980, avec interrogatoires, lavage
de cerveau, tortures... dix années suivies de trois années de
travaux forcés dits « réforme par le
travail ». Relâché et mis sous surveillance, j'ai
néanmoins collé des affiches à Barkhor (la vieille ville
de Lhassa). Le 1er septembre 1983, je suis de nouveau
condamné à 15 ans de prison.
En 1987, des manifestations anti-chinoises ont lieu à Lhassa. En prison,
nous avons eu vent de ces manifestations: Estimant qu'il nous appartenait de
prendre en charge notre sort, j'ai persuadé mes co-détenus de
manifester notre solidarité avec les personnes du dehors. Ma peine a
été prolongée de cinq ans.
Si mes peines ont été ainsi prolongées, c'est que je n'ai
pas voulu rester passif, même en prison.
En 1991, alors que la Chine voulait montrer au monde qu'elle s'ouvrait, j'ai
appris que des personnes étrangères devaient visiter la prison.
J'ai creusé un petit trou dans le mur de ma cellule et j'ai pu crier au
moment où les visiteurs passaient, dans les quelques mots d'anglais que
j'avais appris pour cela et aussi en chinois :
« Indépendance pour le Tibet ! Chinois, hors du
Tibet ! ». J'ai été battu presque jusqu'à
la mort, placé en cellule d'urgence de 2 mètres sur 2
mètres , sans toit, avec un simple filet, alors que la
température était de - 17°, - 20° de janvier
à avril, plus de quatre mois. Finalement, ma peine a été
augmentée de huit années. Ce n'est que plus tard que j'ai appris
que les visiteurs venaient de Suisse.
Au total, j'ai subi trente deux années de prison ferme et cinq ans de
réforme par le travail. Ma peine devait s'achever en 2011.
Pour résumer, le peuple tibétain n'a pas de voix, nous ne pouvons
pas nous laisser écraser par les Chinois. Tout le Tibet subit cette
oppression.
Durant mes périodes d'emprisonnement et de travail forcé, il
fallait fendre des rochers, niveler des montagnes, transporter des pierres...
C'était très dur pour des détenus très affaiblis.
Certains en sont morts. En 1975, je suis devenu aveugle, tant j'étais
faible... plongé dans une solitude terrible, je ne pouvais plus
travailler. Malgré de multiples requêtes, je n'ai reçu
aucun soin. On me disait: « C'est ton sort ! II est impossible
de t'emmener à l'hôpital, pour des raisons de
surveillance ». Seul dans ma cellule pendant 5 ans, aveugle, je
n'avais que mes doigts pour sentir le niveau d'eau dans mon verre.
Les autorités chinoises sont très fortes pour rédiger des
rapports sur le respect des droits de l'homme. Mais ces dispositions ne sont
pas appliquées aux Tibétains
En 1980, j'ai été brièvement relâché, des
amis m'ont fait soigner et j'ai retrouvé une vue très imparfaite
de l'oeil gauche. En Suisse, en 2002, j'ai guéri de l'oeil droit. En
1996, j'avais demandé à un ophtalmologue tibétain
collaborateur d'obtenir des soins d'un médecin humanitaire, mais cela me
fut refusé.
Plusieurs centaines de personnes sont mortes de faim, de faiblesse, sous les
coups...
Pendant plusieurs mois, j'ai été enchaîné au niveau
des jambes. J'ai eu aussi des menottes qui incluaient les bras et le torse,
tellement serrées que mes doigts sont devenus d'immenses ballons. Il est
inimaginable qu'il soit possible à un homme de faire subir tant de
souffrances à un autre homme, et ce n'est pas seulement du passé.
En 2001, je fus tellement malade, que les Chinois furent obligés de
m'admettre à l'hôpital. J'ai protesté contre les soins
douteux que je recevais. Ce fut l'occasion de nouvelles tortures à
l'hôpital même : sur la poitrine nue, on plaça des bocaux
avec des ferrures entrant dans la chair... Les soignants semblaient heureux de
me voir souffrir... Dans cet hôpital de Sera, deux prisonniers d'opinion
sont morts, faute de soins.
En 1998, dans notre prison, le 1er Mai, il faut
célébrer la fête du Travail, la gloire de la Mère
Patrie. Les prisonniers ont refusé de saluer le drapeau chinois. Les
gardiens ont tiré, il y eut des blessés, certains sont morts.
Il y a encore 200 prisonniers d'opinion connus au Tibet, davantage en
réalité. Je remercie les gouvernements et les Parlements qui ont
fait des campagnes d'opinion pour qu'ils soient libérés. Ces
campagnes sont efficaces.
C'est pourquoi je suis ici. Je vous invite à accroître et à
renforcer vos actions, afin que les négociations en cours entre le
Dalaï Lama et la Chine aboutissent, que l'autodétermination du
Peuple Tibétain soit reconnue, que le choix de Pékin pour
organiser les Jeux Olympiques de 2008 serve, dans toute la période de
préparation, à mener des actions pour que les droits de l'homme
soient respectés au Tibet.
M. Takna, en réponse à diverses questions :
Dans le Tibet oriental, la présence de nombreux colons a permis aux
Chinois de devenir majoritaires, mais pour l'ensemble du Tibet, la population
est composée de 50 % de Tibétains et de 50 % de
Chinois. Les autorités chinoises donnent des chiffres différents
: 5,8 millions de Tibétains, 7,5 millions de Chinois, mais
elles y incluent les militaires. Leurs chiffres sont très douteux... On
compte 130 000 Tibétains hors du Tibet, dont 100 000 sont
en Inde. 85 000 ont pu suivre le Dalaï Lama lors de son exil.
Pendant toute ma détention, je n'ai jamais su qu'il y avait des
personnes engagées dans le monde dans la lutte pour les droits du Tibet.
Les détenus sont des personnes de non-droit. Je n'ai reçu aucun
courrier.
Ce qui m'a fait tenir si longtemps : la seule force de ma
détermination, la certitude que ma cause était juste et vraie :
j'étais sûr que la vérité viendrait un jour à
la lumière. Je devais résister, puisque la vérité
devait émerger un jour ! Et puis, j'aime mon pays. Même si
les Chinois répètent sans cesse que les Tibétains ne sont
qu'une des 55 minorités qui habitent la Chine. Or ce n'est pas du
tout la même chose. Le Tibet a une culture, une histoire, un art, un
calendrier... Nous ne sommes pas une des 55 minorités
inventées par les Chinois.
A la question de savoir quelles actions concrètes les parlementaires
peuvent mener en faveur des Tibétains, M. Takna répond :
Toutes les actions que vous avez menées, parlementaires, associations,
personnes individuelles, ont été efficaces : d'autres et
moi-même ont été libérés. Depuis 1997-1998,
les conditions de vie dans les prisons se sont améliorées.
Je n'ai pas de conseil à vous donner. Deux éléments sont
importants :
- Faire reconnaître que le Tibet est sous occupation. C'est un fait
depuis 50 ans. Il faut qu'il soit reconnu ;
- La liberté est très importante. Les Tibétains sont
traités comme des sacs. L'absence de liberté nous empêche
de garder notre culture. L'autodétermination est naturellement due au
Peuple Tibétain. Je sais que le Dalaï Lama négocie. Il y
aurait un statut d'autonomie dans le cadre de la République chinoise.
Mais il convient d'être très clair car s'il n'y a pas une vraie
liberté, organisée, nous serons écrasés. Il n'y a
pas de vraie règle du jeu pour les Tibétains, donc pas de
liberté. Même les cultivateurs et les nomades tibétains ont
été trompés par les Chinois. Les négociations
actuelles doivent aboutir à des accords concrets : Que l'on
reconnaisse le gouvernement tibétain en exil !